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Les femmes mathématiciennes
De
l’Antiquité à la Renaissance, des pionnières souvent oubliées mais essentielles
à l’histoire des sciences. À travers leurs trajectoires et les obstacles
qu’elles ont affrontés, ce programme va dévoiler celles qui ont pensé, enseigné
et créé dans l’ombre. Une exploration qui vise à faire connaître leurs
contributions et à restituer la place qu’elles occupent dans l’histoire des
mathématiques.
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Les
Mathématiciennes oubliées : Une histoire mondiale de l'Antiquité à Sophie
Germain
Une histoire qu’on raconte souvent comme une succession de génies masculins,
d’Euclide à Gauss.
Aujourd’hui, on va faire un pas de côté. On va ouvrir la porte aux femmes qui,
partout dans le monde, ont pensé, calculé, démontré… mais que l’histoire a
systématiquement reléguées dans l’ombre.
Introduction : l’effacement
systématique
« Quand on
évoque les mathématiques, les mêmes noms reviennent : Euclide, Archimède,
Al-Khwarizmi, Newton, Gauss…
Comme si les femmes n’avaient jamais compté.
Jamais calculé.
Jamais démontré.
Et pourtant,
elles étaient là.
À toutes les époques. Sur tous les continents.
Elles ont franchi les obstacles, les interdits, le mépris… et laissé une
empreinte qu’on a, trop souvent, soigneusement effacée.
Leur
histoire n’est pas celle de quelques exceptions brillantes.
C’est un effacement organisé, un véritable vol de mémoire.
Aujourd’hui, je vais vous raconter l’histoire de ces fantômes…
Ces femmes qu’on a préféré oublier parce qu’elles pensaient.
Parce qu’elles démontraient.
Parce qu’elles dérangeaient.
🎵 CHANSON 1 – Pour entrer doucement dans cette histoire, je vous propose d’écouter l’Épitaphe de Seikilos, la plus ancienne composition musicale complète conservée, gravée au Ier ou IIᵉ siècle de notre ère sur une stèle près de Tralles, en Asie Mineure. Ce chant grec ancien, souvent interprété aujourd’hui à la lyre, exprime une philosophie carpe diem : « Tant que tu vis, brille, ne t’afflige de rien, la vie est brève et le temps réclame son dû. » On se retrouve juste après.
LES PYTHAGORICIENNES
Direction
le VIᵉ siècle avant notre ère. Sud de l’Italie. Crotone.
Pythagore y fonde une communauté unique en son genre : une sorte d’ordre
mi-scientifique, mi-spirituel, où, fait absolument exceptionnel, femmes et
hommes étudient ensemble, à égalité.
Ce n’est pas
une simple école de mathématiques : c’est un mode de vie.
Vœux de silence, enseignement derrière un rideau…
Et cette idée folle : “Tout est nombre.”
Le monde entier doit pouvoir s’expliquer par des proportions, des rapports, de
l’harmonie. (…)
Au cœur de
ce cercle, il y a Théano de Crotone.
Disciple, compagne, collègue intellectuelle de Pythagore.
Elle enseigne les maths, l’astronomie, la philosophie. On lui attribue même des
travaux sur ce qui deviendra plus tard le fameux nombre d’or.
Après la mort de Pythagore, elle aurait dirigé l’école.
Autour
d’elle : Damo, leur fille, qui préfère vivre dans la pauvreté plutôt que vendre
les écrits de son père ; Myia ; Arignote ; Axiothée ; Lasthénia ; Arété de
Cyrène… (rythme un peu plus lent)
Certaines sources parlent même de figures quasi légendaires : Themistocléa,
prêtresse de Delphes qui aurait initié Pythagore ; Aethra ; ou encore
Polygnota, à qui l’on attribue un théorème sur l’angle inscrit dans un
demi-cercle.
Mais voilà :
aucun texte signé de leur main. Rien.
Nous ne les connaissons qu’à travers des auteurs masculins, parfois très
tardifs.
Au point que certains historiens osent demander : ont-elles seulement existé
?
Ironie de l’histoire : on préfère imaginer des hommes cachés derrière des noms
féminins… plutôt que d’admettre que des femmes faisaient déjà des mathématiques
il y a vingt-cinq siècles.
Les
pythagoriciennes sont là… et absentes. Mentionnées… et effacées.
Pensons à elles comme aux premières mathématiciennes, mais aussi comme aux
premières militantes – bien avant l’heure – pour un savoir partagé entre femmes
et hommes.
CHANSON 2 – Pour prolonger un peu cette harmonie pythagoricienne, je vous propose un extrait d’un Hymne à Apollon, chant en grec ancien réinventé par Gregorio Paniagua dans l’esprit des musiques antiques. On ferme les yeux… et on se retrouve juste après.
AGLAONICE, “CELLE QUI FAIT DESCENDRE
LA LUNE”
« IIᵉ siècle
avant notre ère. Thessalie.
Aglaonice. Une femme dont le nom flotte entre histoire et légende.
On la dit astronome, issue d’une lignée de prêtresses.
Elle sait prévoir les éclipses de Lune avec une telle précision que le peuple
la croit capable de “faire descendre la Lune du ciel”.
Plutarque
raconte qu’elle connaît les causes des éclipses… mais, au lieu de saluer la
science, on la soupçonne de magie.
Dans la culture grecque, l’expression “faire descendre la Lune” finit même par
devenir synonyme d’audace démesurée… autant dire : d’une femme qui ose trop
savoir.
Des études
modernes ont montré qu’en Thessalie, une série exceptionnelle d’éclipses a eu
lieu entre 283 et 279 avant notre ère.
Imaginez la scène : une femme annonce, devant tout le monde, ce qui va se
produire dans le ciel… et ses prédictions se réalisent, encore et encore.
Pour les autorités de l’époque, ce savoir entre les mains d’une femme devient
vite insupportable.
Aujourd’hui,
un cratère sur Vénus porte son nom : Aglaonice.
Reconnaissance tardive, discrète… mais précieuse.
Elle nous rappelle ceci : quand les femmes maîtrisent les lois de la nature, on
les accuse trop souvent de sorcellerie. Leur intelligence dérange.
🎵 CHANSON 3 – Pour accompagner celle qui “faisait descendre la Lune”, écoutons maintenant un extrait d’un chant inspiré de Sappho. Aérion épéon, extrait de l’album Sappho de Mytilene, est interprété par Nena Venetsanou et Angélique Ionatos, qui mettent en musique des fragments de Sappho adaptés en grec moderne. Le morceau s’ouvre sur « je commence avec des mots aériens », comme une profession de foi : écrire des vers avec de l’air, faire de la beauté une vocation suprême.
PANDROSION, L’OMBRE QUI PRÉCÈDE HYPATIE
«
Alexandrie. Son phare, sa bibliothèque, son carrefour de cultures.
Avant Hypatie, il y a Pandrosion. IVᵉ siècle.
Première mathématicienne connue par son nom.
Elle
enseigne à Alexandrie et travaille sur l’un des grands défis de l’Antiquité :
le doublement du cube.
Pappus d’Alexandrie rapporte sa méthode… et critique son manque de rigueur. Une
critique qui reviendra souvent contre les femmes savantes.
Pendant plus
d’un siècle, une simple erreur de traduction la transforme en… homme.
Il faudra attendre les années 1980 pour rétablir son identité féminine.
Ce réflexe de masculiniser une mathématicienne en dit long : pour certains,
l’idée même qu’une femme fasse des mathématiques était impensable.
Aucune œuvre
conservée.
Mais Pandrosion prouve qu’à Alexandrie, une femme pouvait déjà enseigner,
penser, chercher. Elle est l’ombre qui précède Hypatie.
🎵 CHANSON 4 – 1mn56
Pour rester avec Sappho, qui chantait déjà l’Éros et la
beauté à l’époque des premiers théorèmes, je vous propose maintenant un autre
hommage musical. Ecoutons un extrait des 4 poèmes de Sappho pour soprano et trio à cordes : Eros qui donne
la douleur, de Nicolas
Obouhov, met en musique quatre fragments de la poétesse pour soprano et trio à
cordes. Le titre vient du fragment où Sappho écrit : – « Éros de nouveau
secoue mon cœur » –, un cri d’amour et de douleur qui résonne étrangement avec
le destin des savantes dont nous parlons aujourd’hui.
HYPATIE : QUAND PENSER DEVIENT
MORTEL
Et puis,
Hypatie.
Hypatie d’Alexandrie, fin du IVᵉ – début du Vᵉ siècle.
Elle, on ne peut pas nier son existence. Elle est connue, respectée, redoutée.
Fille du mathématicien Théon, directrice de l’école néoplatonicienne.
Elle enseigne l’astronomie, les mathématiques, la philosophie.
Elle commente Diophante, Apollonius, Ptolémée… elle améliore les instruments
scientifiques.
Hypatie vit
à découvert.
Elle circule, elle parle en public, elle enseigne à des hommes venus de tout
l’Empire.
Elle refuse le mariage pour se consacrer au savoir.
Dans une ville déchirée par les tensions religieuses, elle devient une figure
centrale du pouvoir intellectuel.
En 415,
cette visibilité lui coûte la vie.
Une foule de chrétiens fanatisés l’arrache de son char, la traîne dans une
église, la torture, la tue. Certaines sources évoquent des tessons de poterie
utilisés pour lacérer son corps.
On raconte
souvent qu’elle est morte parce qu’elle était païenne.
Mais c’est aussi, et peut-être surtout, un féminicide intellectuel.
On élimine une femme qui pense, qui enseigne, qui conseille, qui dérange.
Hypatie est
devenue un symbole : celui de la lutte contre l’obscurantisme.
Mais si elle nous est parvenue, c’est presque davantage grâce à l’horreur de sa
mort… que grâce à la richesse de son œuvre.
Après elle, pour les femmes savantes d’Occident, les siècles deviennent très
sombres.
CHANSON 5 – Pour accompagner notre passage du monde grec vers d’autres horizons, voici Journey, une improvisation pour lyre antique et voix par Aphrodite Patoulidou et Theodore Koumartzis, enregistrée au SEIKILO Museum. En quelques minutes, la lyre à neuf cordes et les vocalises éthérées dessinent un voyage intérieur inspiré des musiques du monde ancien, avec en filigrane cette phrase de Tolkien : « Tous ceux qui errent ne sont pas perdus ».
AU-DELÀ DU MONDE GREC
En dehors des milieux pythagoriciens, les sources grecques et romaines ne citent presque aucune mathématicienne de nom. On évoque parfois Perictioné, la mère de Platon, ou Diotime de Mantinée… mais leurs compétences en géométrie ou en philosophie des nombres restent impossibles à documenter avec précision. Rien de comparable à Euclide ou Archimède.
Et du côté romain, c’est encore plus frappant : aucune mathématicienne nommée dans les textes. Non par manque de talent… mais parce que les femmes sont écartées de l’éducation supérieure et des milieux savants.
CHANSON 6 – Pour rendre hommage à cette Alexandrie complexe, secouée de tensions religieuses et philosophiques, je vous propose un chant orthodoxe : Axion Estin, interprété en grec par la cantatrice Presvytera Sophia Zaferes. On écoute… puis on quittera le monde grec pour partir vers le monde arabo-musulman.
Quittons maintenant le bassin méditerranéen. Regardons ailleurs : le
monde arabo‑musulman, l’Inde, la Chine. Là encore, les femmes apparaissent en
bordure de l’histoire des sciences : des silhouettes, des mentions rapides,
parfois un nom, souvent rien du tout.
Dans le monde arabo‑musulman de l’âge d’or islamique, les mathématiques et
l’astronomie rayonnent. Les chroniques évoquent des femmes lettrées, cultivées…
mais sans décrire précisément leurs contributions. Vous allez le voir : le
scénario se répète. Les hommes signent. Les femmes disparaissent.
Un nom pourtant nous est parvenu : Sutayta al‑Mahamali,
mathématicienne de Bagdad au Xe siècle. Ses contemporains la décrivent comme
une experte en arithmétique, capable de résoudre des équations complexes. Ses
écrits ont disparu, mais le simple fait qu’elle soit reconnue comme
mathématicienne prouve qu’une femme pouvait atteindre un très haut niveau.
À la même époque, à Alep, une
autre figure émerge : al‑ʿIjliyya bint al‑ʿIjliyy, plus tard surnommée Mariam al‑Astrolabiya. Fille d’un artisan de Bagdad, elle apprend à
fabriquer des astrolabes, ces instruments qui mesurent la position des astres
et aident à se repérer sur Terre. Son talent est tel qu’elle travaille à la
cour de l’émir Sayf al‑Dawla :
une femme rémunérée pour un savoir technique mêlant mathématiques, astronomie
et métallurgie de précision.
Combien d’autres Sutayta, combien d’autres “femmes aux astrolabes” dont
les noms se sont effacés ? L’histoire officielle a retenu les grands savants.
Elle a oublié celles dont les calculs, les instruments, les copies de
manuscrits ont pourtant permis à la science de circuler. Dans le monde arabe
comme ailleurs, les savantes existent, mais l’histoire les rend invisibles. À
nous de les faire revenir dans le paysage.
CHANSON 7 – Pour accompagner ces femmes du monde arabo-musulman, celles qui calculaient dans l’ombre, je vous propose un chant andalou traditionnel : Ode d’Ibn Arabi, interprété par la cantatrice maroco-andalouse Amina Alaoui, sur un poème soufi du mystique Ibn Arabi, mêlant musique arabo-andalouse, percussions et voix envoûtante. On se laisse porter par la voix… et on se retrouve juste après.
Dans l'effervescence intellectuelle d'Al-Andalus, haut
lieu de savoir au Xe-XIe siècle sous le califat de Cordoue, des
mathématiciennes et astronomes comme Labana al-Qurtubiya ont brillé dans
l'ombre, occultées par l'historiographie patriarcale. Contemporaine de Cordoue,
Labana excellait en géométrie et algèbre complexes, résolvant des problèmes
ardus qui préfigurent l'héritage transmis à l'Europe via Tolède. Quant à Fátima
de Madrid (fin Xe-début XIe siècle), souvent présentée comme fille putative de
l'astronome Maslama al-Mayriti et collaboratrice aux « Corrections de Fátima», adaptant les tables d'al-Khwarizmi au calendrier lunaire islamique et
corrigeant l'Almageste de
Ptolémée sur les éclipses, son existence reste hautement débattue, faute de
manuscrits directs et reposant sur une source tardive (1924) sans preuves
primaires. Ces savantes, poétesses et secrétaires comme Lubnâ, incarnaient la
synthèse arabo-andalouse de sciences et mysticisme soufi
CHANSON 8 – Pour ouvrir notre détour par l’Inde, je vous propose Raag Lalit , interprété en khayal vocal par Indrani Mukherjee. Ce raga ancien, associé à l’aube, installe une atmosphère de sérénité et de dévotion, avec ses glissements subtils et ses notes oscillantes qui donnent l’impression d’une lumière intérieure en train de se lever.
L’INDE MÉDIÉVALE — L’HISTOIRE DE
LILAVATI
En Inde médiévale, une femme apparaît dans la tradition mathématique : Lilavati. (…) Elle est connue comme la fille du grand mathématicien Bhaskaracharya, au XIIᵉ siècle, qui lui dédie un traité fondamental d’arithmétique et de géométrie : le Lilavati. Treize chapitres, des problèmes en vers sanskrits… un manuel utilisé pendant des siècles.
La tradition raconte que Lilavati, douée pour les calculs, résolvait les problèmes posés par son père et aurait contribué à ce traité. Mais on ignore si c’est histoire… ou légende. Une autre version dit que son père lui aurait dédié l’ouvrage pour la consoler d’un mariage brisé par un mauvais présage astrologique.
Cette histoire dit bien la position paradoxale des femmes dans les sciences indiennes : présentes, talentueuses… mais rarement reconnues comme autrices. Lilavati devient une muse plus qu’une mathématicienne créditée.
Le Lilavati symbolise ainsi l’excellence mathématique indienne… et la place discrète, presque effacée, des femmes dans son histoire. Un point de départ idéal pour notre voyage, qui nous conduira bientôt vers Sophie Germain.
CHANSON 9 – Après ce détour par l’Inde médiévale et le nom de Lilavati, voici une page de musique chinoise. Flowing Water (Liu Shui) est une pièce pour guqin interprétée par Guan Pinghu, emblématique du répertoire classique chinois : elle évoque le flux de l’eau qui cascade depuis la montagne, en glissandi et harmoniques qui semblent suivre la sagesse confucéenne de l’eau qui coule, nourrit et ne s’épuise pas. On écoute… et on se retrouve juste après pour partir en Chine impériale.
LA CHINE IMPÉRIALE — LE SILENCE DES ARCHIVES
La tradition mathématique chinoise est immense : les Neuf Chapitres, Qin Jiushao, Zhu Shijie… Et pourtant : presque aucun nom de mathématicienne.
Une exception : Ban Zhao (Iᵉʳ-IIᵉ siècle), érudite de la dynastie Han. Issue d’une famille de lettrés, elle est reconnue à la cour pour sa maîtrise de l’histoire, des classiques confucéens, mais aussi pour ses compétences en astronomie et en calcul calendérique. Après la mort de son frère, elle achève même l’histoire officielle de la dynastie Han, un rôle rarissime pour une femme.
Plus tard, elle devient préceptrice au palais, formant l’impératrice Deng Sui et les dames de la cour aux classiques… et à l’astronomie. Situation exceptionnelle : une femme enseignant même à des lettrés masculins.
Ban Zhao écrit aussi les Préceptes pour les femmes.
Le texte adopte le langage confucéen de l’époque, mais insiste sur l’importance
de l’instruction féminine. Elle est à la fois fille du système… et critique
discrète de l’ignorance imposée aux femmes.
WANG ZHENYI — LA PREMIÈRE
MATHÉMATICIENNE ATTESTÉE
Il faut attendre le XVIIIᵉ siècle pour voir apparaître une mathématicienne chinoise identifiable par ses propres écrits : Wang Zhenyi (1768–1797). Autodidacte, elle étudie les traités de son grand-père, observe le ciel, calcule, expérimente.
Elle écrit des textes pour expliquer les éclipses, les mouvements des astres, simplifie des ouvrages de calcul, recompose des tables trigonométriques. Son objectif : mettre les mathématiques à la portée de tous.
Elle n’a aucun poste officiel — interdit aux femmes — mais ses écrits circulent. Aujourd’hui encore, elle est reconnue comme l’une des premières mathématiciennes chinoises identifiées.
Entre Ban Zhao et Wang Zhenyi, seize siècles de silence. Non un silence des femmes… mais un silence des institutions.
CHANSON 10 Pour faire le lien avec l’Europe médiévale, je vous propose maintenant une voix de trobairitz : A chantar m'er de so qu'ieu no volria, le seul canso complet conservé de la comtesse Beatritz de Dia, chanté ici par Montserrat Figueras avec l’ensemble Hespèrion XXI de Jordi Savall. Ce poème en occitan ancien laisse une femme noble dire sa colère et affirmer sa valeur, en renversant les codes de l’amour courtois habituellement écrits par des hommes. On se retrouve juste après pour revenir en Europe médiévale.
L’EUROPE MÉDIÉVALE — COUVENTS ET PORTES FERMÉES
En Europe chrétienne médiévale, les couvents offrent aux femmes l’un des seuls refuges d’instruction : lecture, écriture, musique, commentaires. Hildegarde de Bingen illustre l’ampleur de ce savoir, mais les mathématiques y restent marginales.
Puis naissent les universités : Bologne, Paris, Oxford… Ces institutions deviennent les centres du savoir. Et elles sont totalement fermées aux femmes jusqu’à l’époque moderne. Pas d’inscription, pas de diplôme, pas de chaire.
Sans accès aux institutions, impossible de signer des traités, impossible d’être reconnue comme autrice. Les femmes calculent dans les monastères, les ateliers, les familles marchandes… mais leur travail reste anonyme.
Les couvents protègent, mais ne permettent pas d’exister dans le paysage savant. Les universités excluent, et verrouillent. L’invisibilisation devient structurelle.
CHANSON 11 Pour quitter les couvents et entrer dans les premières fissures de la Renaissance, je vous propose Lagrime mie, une cantate de la compositrice vénitienne Barbara Strozzi, l’une des premières femmes à publier sa musique sous son propre nom. Dans ce lamento, la voix supplie ses larmes de couler pour soulager une douleur qui « ôte le souffle et opprime le cœur » : une plainte d’amour, de confinement et de révolte, portée ici par la soprano Mary Bevan et la théorbiste Elizabeth Kenny. On marque une courte respiration musicale… puis on se retrouve pour continuer le voyage.
LA RENAISSANCE — LES PREMIÈRES
FISSURES
À la Renaissance, les universités restent fermées, mais quelques femmes percent. En Italie surtout, où les milieux aristocratiques acceptent parfois d’instruire une femme exceptionnelle, à condition qu’elle reste… une exception.
Elena Lucrezia Cornaro Piscopia (1646–1684), prodige vénitienne, en est un exemple. Linguiste, philosophe, mathématicienne, elle impressionne les savants de Padoue. En 1678, elle devient la première femme au monde à obtenir un doctorat universitaire, en philosophie.
La soutenance se déroule dans la cathédrale : Elena répond en latin, devant une foule immense. Un événement historique… mais qui ne débouche sur aucune ouverture générale.
Elena Cornaro devient une exception spectaculaire, non
un modèle. Une brèche s’ouvre… puis se referme.
CHANSON 12 – Pour accompagner ces premières fissures de l’ordre universitaire, écoutons maintenant le 2ᵉ mouvement de la Sonate en ré mineur d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, grande compositrice et claveciniste du règne de Louis XIV. Juliette Leroux au violon baroque, Marwane Champ au violoncelle et Loïc de la Fournière au clavecin font entendre ce dialogue virtuose et expressif, où l’invention mélodique d’une femme prodige s’impose dans un genre jusque-là dominé par les hommes.
MARIA GAETANA AGNESI — LE GÉNIE QUI
S’EFFACE
Au XVIIIᵉ siècle, Maria Gaetana Agnesi (1718–1799) est l’une des premières grandes mathématiciennes de l’analyse. Enfant prodige, polyglotte, elle étudie les mathématiques dans les salons de son père, à Milan.
En 1748, elle publie les Instituzioni analitiche,
un traité monumental, clair, pédagogique, qui expose l’analyse moderne.
L’ouvrage devient une référence européenne. Le pape Benoît XIV la nomme
lectrice honoraire à l’université de Bologne, titre symbolique, mais
historique.
À la mort de son père, elle quitte la vie savante pour se consacrer aux œuvres de charité. (pause, ton doux) Un retrait personnel, peut-être… mais aussi le signe d’une société peu accueillante pour les femmes savantes.
Même sa postérité la trahit : la versiera qu’elle étudie devient en anglais la witch of Agnesi , un contresens qui l’associe malgré elle à la sorcière.
Agnesi incarne ces premières fissures : une femme de génie, reconnue, mais qui finit par s’effacer.
CHANSON 13 Pour accompagner ces pionnières des Lumières, je vous propose l’Étude n°107 en ré mineur, surnommée « La douleur », d’Hélène de Montgeroult, interprétée par Clare Hammond. Cette pièce pour main gauche seule, d’une modernité saisissante, enchaîne chromatismes et accents dramatiques qui évoquent déjà Chopin, comme si le piano lui-même portait l’obstination et la tension intérieure des femmes de science dont nous allons parler avec Émilie du Châtelet.
Émilie du Châtelet : Une pionnière
des sciences au Siècle des Lumières
Émilie du Châtelet, née Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil en 1706, est l’une des premières grandes scientifiques françaises. Voltaire, son compagnon pendant quinze ans, la surnommait « Madame Pompon Newton », mais derrière la coquetterie se cache une mathématicienne et physicienne majeure, première à écrire correctement l’équation de l’énergie cinétique E=mv2
Née dans l’aristocratie, elle reçoit de son père une
éducation identique à celle de ses frères, rarissime à l’époque : à douze ans,
elle parle allemand, latin, grec ; à quinze ans, elle lit déjà Descartes,
Locke, Leibniz. Mariée à dix-neuf ans, elle mène d’abord une vie mondaine, mais
en 1733, sa rencontre avec Voltaire change tout : coup de foudre intellectuel,
installation à Cirey, laboratoire de physique, et diffusion des idées de Newton
en Europe. Voltaire avouera : « J’ai plus appris d’elle qu’elle n’a été ma
muse. »
En 1737, l’Académie des sciences lance un concours sur
la nature du feu. Émilie et Voltaire y participent séparément ; quand on
découvre qu’un mémoire retenu est écrit par une femme, c’est un choc :
l’Académie reconnaît pour la première fois le travail scientifique féminin.
Elle mène des expériences sur la lumière et la chaleur, montre que la couleur
des flammes dépend de la température, et corrige Newton sur l’énergie
cinétique. Son ouvrage Les Institutions de physique rencontre un grand succès ;
on tente de lui en voler la paternité, mais ses collègues la défendent, et elle
obtient un titre à l’université de Bologne, l’une des seules à accepter des
femmes.
Son œuvre majeure reste la traduction commentée des
Principia Mathematica de Newton. Elle ne traduit pas seulement : elle commente,
clarifie, corrige, rendant Newton accessible à un public plus large ; cette
édition fera autorité jusqu’à la fin du XXe siècle. En 1748, enceinte de son
quatrième enfant, elle pressent qu’elle ne survivra pas ; elle travaille jour
et nuit pour terminer sa traduction et envoie le manuscrit au bibliothécaire du
roi peu avant sa mort, en 1749, à quarante-trois ans. Voltaire écrira : « J’ai
perdu un ami de vingt-cinq années, un grand homme qui n’avait de défaut que
d’être une femme. »
Émilie sait parfaitement contre quoi elle se bat : « Les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire. Quand il s’en trouve une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler. » Elle affirme aussi que beaucoup de femmes ignorent leurs talents « par préjugé et faute de courage ». Longtemps réduite à « la maîtresse de Voltaire », elle a vu ses contributions scientifiques occultées jusqu’à la fin du XXe siècle. Son histoire rappelle qu’on peut aimer à la fois la mode et la physique, que féminité et rigueur ne s’opposent pas, et que les femmes ont toujours eu leur place dans les sciences – même quand on a tout fait pour les en exclure. Comme l’écrit Voltaire dans sa préface aux Principia, « cette traduction que les plus savants hommes de France devaient faire, une femme l’a entreprise et achevée ».
CHANSON 14 — Avant d’aborder le 19ème siècle, je vous propose le 1er mouvement du Quatuor à cordes en mi bémol majeur de Fanny Mendelssohn Hensel, son unique quatuor, interprété ici par l’Aris Quartett. Dans cet Adagio ma non troppo, la sœur aînée de Felix déploie un lyrisme intense et une audace harmonique digne des plus grands, comme si elle inscrivait enfin, en son nom propre, la place des femmes dans un genre longtemps réservé aux hommes.
Le XIXᵉ siècle : quand les femmes forcent l’entrée
Le
XIXᵉ siècle, en Europe, est un moment paradoxal. Les savoirs progressent, les
universités se consolident, les sociétés savantes se multiplient… mais les
femmes en restent largement exclues. Pourtant, c’est à cette époque que
surgissent les premières grandes figures modernes : des femmes qui s’auto‑forment,
publient, écrivent aux savants, contournent les interdits.
Certaines,
comme Ada Lovelace ou Mary Somerville, ouvrent des brèches en
Angleterre. Elles préparent le terrain. Mais c’est en France qu’une rupture
décisive va s’opérer.
Et cette rupture porte un nom : Sophie Germain.
Sophie Germain (1776–1831) : le génie dans l’ombre
Nous
arrivons à celle qui donne son nom au prix évoqué tout à l’heure : Sophie
Germain, figure du combat obstiné contre l’exclusion institutionnelle à la
charnière du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle. Une femme qui incarne à la fois
résistance, obstination, solitude des pionnières, et qui devient, malgré tout,
l’une des premières grandes mathématiciennes de l’époque moderne.
À
treize ans, pendant la Révolution, enfermée chez elle, elle trouve refuge dans
une bibliothèque et découvre l’histoire d’Archimède, tué par un soldat alors
qu’il traçait des figures sur le sable. Elle se dit : si un homme peut mourir
pour une figure géométrique, les mathématiques doivent être un domaine
extraordinaire, et décide de devenir mathématicienne. Mais en 1789, pour une
jeune bourgeoise parisienne, c’est impossible. Interdite d’accès à la nouvelle
École polytechnique, réservée aux hommes, elle étudie seule, la nuit, dans la
bibliothèque de son père, récupère clandestinement les cours, et envoie ses
travaux sous un pseudonyme masculin : Monsieur Le Blanc.
Lagrange lit
ces travaux, les trouve brillants, demande à rencontrer ce mystérieux élève… et
découvre Sophie. Il ne la rejette pas, au contraire, il la soutient. Puis
vient Gauss, le « prince des mathématiciens » : Sophie s’attaque en
autodidacte à la théorie des nombres, lui écrit toujours sous pseudonyme ;
lorsqu’il apprend qu’elle est une femme, il se déclare bouleversé et parle d’un
génie rare, extraordinaire. Pourtant, malgré l’estime de ces grands noms,
l’institution reste fermée : aucun poste, aucun salaire, aucun droit d’entrer à
l’École polytechnique.
Pendant
plus de dix ans, elle travaille presque seule sur un problème que l’Académie
des sciences ne parvient pas à résoudre : la vibration des plaques élastiques.
Un premier mémoire est rejeté, un second critiqué, mais le troisième lui vaut,
en 1816, le prix de l’Académie, faisant d’elle la première femme, hors royauté, récompensée par cette institution : c’est ce prix qui porte encore son nom
aujourd’hui. Parallèlement, elle ouvre une voie nouvelle pour le dernier
théorème de Fermat, avec ce qu’on appelle désormais les nombres premiers
de Sophie Germain, jalons indispensables pour la théorie moderne des nombres.
Et
malgré cela, Sophie Germain reste en marge : jamais admise à l’Institut,
autorisée seulement de façon exceptionnelle à assister aux séances de
l’Académie. Gauss obtient pour elle un doctorat honoris causa de
Göttingen, mais elle meurt avant d’en être informée. Elle s’éteint à cinquante‑cinq
ans, d’un cancer du sein, sans honneurs officiels ; sur son acte de décès, sa
profession est inscrite : rentière, pas mathématicienne. Son histoire est celle
d’un génie contraint à la clandestinité intellectuelle, obligé de se travestir
en homme pour être lu, toléré à la marge mais jamais reconnu comme pair, dans
un système qui préfère perdre du talent plutôt que d’ouvrir ses portes aux
femmes.
Aujourd’hui
pourtant, lorsque l’on parle de « mathématiques au féminin », le premier nom
qui revient, presque toujours, c’est le sien : Sophie Germain. Parce
qu’elle n’a pas seulement compté des nombres ; elle a compté pour la mémoire
des femmes dans la science.
CHANSON 15 -Suzane • SLT
Conclusion
l’Antiquité
au XIXᵉ siècle, ont effacé les femmes des sciences. Des noms féminins
transformés en masculins, comme Pandrosion ; des œuvres collectives attribuées
à un maître masculin ; des bibliothèques détruites qui emportent les écrits des
savantes ; une histoire écrite majoritairement par des hommes, minimisant leurs
contributions.
Malgré ces archives mutilées, la recherche récente a identifié des dizaines de mathématiciennes grecques, arabes, indiennes, chinoises ou européennes : Théano et les Pythagoriciennes, Hypatie, Sutayta, Mariam al‑Astrolabiya, Lilavati, Ban Zhao, Wang Zhenyi, Émilie du Châtelet, Maria Gaetana Agnesi, Sophie Germain… Toutes prouvent que les femmes ont toujours été là ; ce sont leurs œuvres qu’on a filtrées, amputées, rebaptisées.
CHANSON 16 Clara Luciani - La
grenade
L’histoire
des mathématiciennes n’est pas celle de quelques “exceptions géniales”, Le
problème n’a jamais été un manque de génie féminin. Il tient à un système
d’exclusion : interdiction d’études, fermeture des universités et des
académies, confiscation des signatures, mépris social et juridique. Combien de
Sophie Germain n’ont jamais eu accès à une bibliothèque ? Combien d’Hypatie ont
été réduites au silence avant même de pouvoir enseigner ?
L’histoire
des mathématiciennes n’est pas celle de quelques “exceptions géniales”, mais
celle d’un immense gaspillage d’intelligence humaine. Le génie n’a jamais eu de
sexe ; mais le pouvoir de le reconnaître, de le financer, de le publier et de
l’honorer a, lui, été presque exclusivement masculin.
Aujourd’hui
encore, les femmes restent minoritaires dans de nombreuses disciplines
scientifiques, moins citées, moins promues, moins payées. Raconter ces
histoires, c’est nourrir les luttes actuelles pour l’égalité réelle dans la
recherche, l’enseignement et les carrières scientifiques, et rappeler que le
savoir devrait être un terrain de liberté pour toutes et tous. Que ces noms,
ces vies et ces combats accompagnent celles et ceux qui écoutent, et donnent à
chaque jeune fille, et à chaque femme, l’audace de prendre sa place dans les
sciences, sans jamais s’excuser d’être là.

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